Dateline : Sesen - épisode 1

Ulla Yadav réfléchissait à d’éventuels gros titres. Les Faux Pirates Vous Coûtent-ils Plus Que Les Vrais ? Arraisonnés Par Des Bandits… Détrompez-Vous. Corsaires Ou Compagnies Privées, Qui Encaisse Vraiment ?

La journaliste chevronnée se cala dans le siège de pilotage de son Freelancer, regardant se cristalliser l’air qu’elle expirait. Haddix avait coupé tous les systèmes, d’où la température frigorifique en l’absence de chauffage. Si quelqu’un apercevait la moindre chaleur de leur vaisseau elle aurait l’air d’une trace résiduelle, comme le reflet du soleil sur quelques débris spatiaux.

Ils avaient besoin d’être invisibles, ou presque. Ce n’était pas le genre d’histoire qu’elle voulait perdre sur une simple erreur.

« Quel titre préférez-vous, Pseudo-Pillards en Vue ou Détournements avec un Soupçon d’Extravagance ? » demanda-t-elle.

Les étoiles firent une embardée à travers la vitre en plexi avant, et Yadav se permit une petite correction de trajectoire afin de garder le point de saut droit devant. Le passage était aligné sur leur étrave, visible seulement de leur NavDrive. Un ensemble de bouées clignotantes entouraient le point, délimitant une zone de sécurité.

« Quoi ? » lâcha Haddix en se tournant vers Yadav. Homme de forte corpulence, il semblait mal à l’aise dans cet espace confiné. « Oh, le deuxième. » Il n’arrêtait pas de remuer, anxieux, peu habitué à devoir attendre aussi longtemps. New United lui avait ordonné de servir de garde du corps à la reporter au cours de trois précédentes missions, toutes s’étant déroulées pendant de violents conflits. Devoir rester en place le changeait.

« Qu’est-ce qui vous fait penser que les rapports indiquant la présence de pirates dans ce système sont frauduleux ? » demanda-t-il.

« Trente ans d’expérience en reportages, » répondit-elle, un brin effrontée. « Sérieusement ? En raison de leurs prétendues cibles : des affaires banales de faible valeur marchande. Les pirates en ont après les pièces électroniques, les armes, les médicaments, la nourriture – soit des choses dont ils peuvent tirer un maximum, soit des choses dont ils ont désespérément besoin. Pourquoi iraient-ils détourner des transporteurs charriant des poutres en acier, du matériel d’excavation ou des pipelines ? Cela n’a aucun sens. Le jeu n’en vaut pas la chandelle. »

Elle se redressa sur son siège. Un transporteur orange vif glissa dans leur champ de vision, le nom de l’entreprise se détachant en majuscules noires sur son flanc. Il s’arrêta tout près du point de saut, probablement pour charger son NavData.

« Préparez-vous à tout allumer », dit-elle. « C’est peut-être ce qu’on cherche. » À l’aide de son MobiGlas, elle vérifia le manifeste de chargement du vaisseau.

« Si les pirates n’attaquent pas les navires, où va la cargaison ? » demanda Haddix, la main posée sur le panneau de contrôle.

« Regardez. C’est ce que nous allons découvrir. Je soupçonne un complot de fraude à l’assurance mis en place par plusieurs sociétés. Quatre, au moins. Si ce transporteur se fait attaquer ou disparaît, je pense que ça fera cinq. Pourquoi acheter les matériaux encore et encore pour fabriquer quelque chose lorsque vous pouvez produire un lot, le voler, obtenir une indemnité d’assurance, et avoir encore le produit à portée de main ? Je frémis à l’idée du nombre de fois où la même pièce de pipeline a été réclamée comme un bien flambant neuf tout juste dérobé. »

Yadav récupéra un drone-caméra de sa trousse de terrain et le laissa flotter librement près de sa tête. « Tous les rapports d’assurance que j’ai consultés disent que les transports ont été arraisonnés à proximité de points de saut. Combien voulez-vous parier qu’en suivant simplement ces gars-là, on débarque dans un petit coin de vacances tranquille ? »

« Je vous parie un million », répondit Haddix. « À moins que ces vaisseaux pirates ne soient là que pour la forme. »

Une meute de six Cutlass débaroula du point de saut. L’un percuta de plein fouet l’avant du transport et glissa le long de son flanc, laissant une longue cicatrice noire sur sa peau orange. Yadav tapota sur le drone-caméra qui sembla prendre vie, se verrouillant automatiquement sur les mouvements de ses yeux. Il reflétait son regard, enregistrant tout ce qu’elle regardait. L’enregistreur à son oreille, lui, travaillait de façon continue, sans jamais rien manquer de l’action.

Haddix tira un morceau de quelque chose de sa poche et l’embrassa. Yadav l’avait vu faire ça à plusieurs reprises, mais n’avait jamais demandé de quoi il s’agissait. C’est juste son rituel, pensait-elle, resserrant son harnais. Certaines personnes ont besoin de leurs petits gris-gris.

Mais pas elle. C’était ce pour quoi elle vivait. Elle accueillait à bras ouvert la montée d’adrénaline, la sueur froide sur son front, l’augmentation de son pouls – tout cela signifiait qu’elle était là où il fallait, au beau milieu d’un conflit digne d’être conté. Il y avait quelque chose de grisant à exposer le linge sale d’un criminel, à révéler un secret et à laisser le public seul juge de qui avait tort ou raison, et ça la rendait euphorique.

Des tirs d’un blanc électrique fusèrent des armes des pirates, creusant des ouvertures stratégiques dans les flancs du transporteur. Quelques objets jaillirent des brèches alors que la pression s’équilibrait. Yadav retint son souffle. En zoomant sur une partie de son écran, elle balaya les débris à la recherche de formes familières qui se débattraient dans le vide. Heureusement, tout semblait inanimé. Personne.

« Les pirates savaient où faire feu – ils doivent avoir les schémas des vaisseaux, » dit-elle. Mais ce n’était pas la preuve d’un coup monté. D’une brève poussée des moteurs, ils dérivèrent pour se rapprocher de l’action.

Une fois que les trous cessèrent de cracher, les vaisseaux pirates atterrirent sur le transport comme des guêpes sur une pastèque. Après qu’ils se furent arrimés à la coque, des individus vêtus de combinaisons pressurisées jaunes et maculées sortirent et pénétrèrent dans le transport à travers les zones d’impact.

Haddix remua inconfortablement. Yadav savait qu’il était impatient d’appeler les autorités. Elle s’était elle-même accoutumée à cette démangeaison – jusqu’à ce qu’elle réalise que plus elle rassemblerait d’informations, plus les autorités seraient satisfaites. De plus, elle n’avait nulle envie que quiconque interrompe l’opération. Elle avait passé de trop nombreuses semaines à faire la planque des lieux de détournement possibles pour qu’un agent de l’Advocacy se pointe pile au moment où une intuition s’était enfin révélée payante.

Était-ce irresponsable de sa part ? Cynique ? Peut-être. Passer une bonne partie de sa vie à pister des criminels de carrière pouvait élimer le sens du devoir civique de n’importe qui.

Des signes de vie firent leur retour à l’extérieur du vaisseau après quinze minutes, lorsque plusieurs modules de survie se libérèrent du transport. Quelques instants plus tard, l’énorme navire orange se lança en avant vers le point de saut.

Les mains de Yadav et Haddix survolèrent leurs panneaux de contrôle respectifs, restaurant la pleine fonctionnalité de toutes les parties de leur appareil. « Si nous perdons le transport, nous perdons l’histoire, » dit-elle.

Alors que leur vaisseau virait de bord pour suivre les bandits qui s’échappaient, Haddix scanna les modules de survie. « Les balises fonctionnent. Cinq modules pour cinq personnes. Je ne peux pas lire s’il y a des blessés, mais au moins tout le monde est vivant. »

« Pour un transporteur de cette taille, il doit s’agir de l’équipage entier. Les pirates n’ont tué personne ? » Suspect, mais conforme à sa théorie d’une conspiration. Un seul décès était à déplorer sur les sept attaques qu’elle avait répertoriées comme inhabituelles.

« Peut-être qu’avec le flot d’agressions sur ce genre de cargaisons, l’équipage sert de monnaie d’échange ? » suggéra Haddix.

Elle nia de la tête. « J’ai vérifié – les entreprises n’ont pas investi dans des armes défensives ni des compagnies de sécurité privées. Ce qui signifie qu’elles ne doivent probablement pas accepter de payer pour des rançons non plus. Maintenant, est-ce parce qu’aucune d’elle n’a encore été suffisamment touchée pour s’en remettre à ce genre de mesures, ou parce qu’elles savent que l’équipage sera épargné ? »

Des étincelles jaillirent du navire orange ici et là alors qu’il s’engouffrait dans le point de saut – une légère décharge d’électricité statique. Yadav comptait sur la différence d’énergie entre l’espace conventionnel et l’hyperespace pour embrouiller les senseurs du transporteur et masquer à sa vue le vaisseau de la journaliste. Elle s’aligna sur la poupe du transporteur, en restant à l’écart de ses propulseurs.

« Prêt ? » demanda t-elle.

« Prêt » confirma Haddix. Il lança le logiciel de ciblage WillsOp, au cas où les pirates aient établi un comité d’accueil de l’autre côté.

Le voyage à travers le point de saut était presque instantané, mais l’esprit ne pouvait pas en dire autant. Avait-il pris une journée ou une seconde ? Les points de saut étaient un enfer pour la mémoire, faisant Yadav se sentir comme si elle avait été droguée. La sensation nauséeuse de balancement d’avant en arrière mettrait plusieurs minutes à s’estomper. Certains disaient qu’ils ne pouvaient pas ressentir quoi que ce soit lors du passage à travers un point de saut. Yadav aurait souhaité pouvoir dire la même chose.

Quand ils jaillirent de l’autre côté, Yadav s’accrocha fermement à sa proie. Ils prirent une trajectoire large à travers le système, en restant à bonne distance des orbites intérieures où dérivaient les planètes rocheuses inhabitées. « Mes documents disent que cette cargaison était destinée à la quatrième planète locale », déclara Yadav à l’attention de son enregistreur.

La trajectoire des pirates les mena loin, jusqu’à un autre point de saut. Avant de les y suivre, Yada largua une balise de presse. Semer des indices derrière soi était important. Elle n’avait aucune façon de savoir où ils se rendaient, il était donc préférable de s’assurer qu’ils laissent une piste de leur propre passage afin que New United les retrouve si nécessaire.

Après trois autres sauts, Yadav commença à se demander s’ils n’étaient pas menés en bateau. « Nous nous dirigeons vers le milieu de nulle part », dit-elle en jetant un œil à ses cartes. « Très peu de planètes terraformées dans le coin. » Un long périple parcouru pour une fraude à l’assurance. Encore plus pour des pirates, qui préféraient normalement décharger au plus tôt.

« Rappelez-moi de vérifier ces systèmes plus tard, » dit-elle. « Je veux savoir quels codes d’identification ces gars utilisent. »

Le dernier saut les fit entrer dans un petit système avec seulement trois planètes – du moins, selon les rapports de sondes qu’ils purent rassembler, et qui semblaient incomplets. « Je ne peux même pas dire si la terraformation de la troisième planète est achevée », nota Haddix. « Fichus dossiers à la noix. »

Quoiqu’il en soit, le transporteur ne faisait cap vers aucune des planètes. Il visait la ceinture d’astéroïdes qui se situait au sein de l’orbite de la planète la plus à l’extérieur.

« Je détecte un bon paquet de vaisseaux », avertit Haddix. « Une trentaine environ, des Drake pour la plupart, stationnés sur quelques-uns des astéroïdes de taille moyenne. Je pense que le transporteur se dirige vers ce planétoïde. »

« Moi aussi » acquiesça-t-elle. L’objet était juste assez massif pour être arrondi sous son propre poids. « Désengagement de la cible. Nous devons trouver un rocher derrière lequel nous cacher. »

Elle cherchait une place de choix : un astéroïde auquel elle pourrait s’accrocher sans être remarquée, mais assez proche du planétoïde pour pouvoir zoomer sur son activité.

« Je pense que nous devrions faire machine arrière, » dit Haddix. « Tout ça ne me dit rien qui vaille. Tous ces vaisseaux dégagent une signature thermique. Ils sont clairement sur le point de partir. »

« Nous les pourchassons depuis des heures. Je ne vais pas faire demi-tour maintenant. »

« En tant que conseiller en sécurité et votre garde du corps – »

« En tant que pot de colle assigné par l’agence sans mon consentement, taisez-vous et laissez-moi faire mon travail. »

« Vous n’êtes pas seule sur ce vaisseau, Ulla. »

« Nous avons fait face à bien pire. »

« Pas sans renfort. »

Là ! L’endroit idéal. Rotation lente d’une extrémité à l’autre, de profonds cratères, avec une orbite large autour du planétoïde. Elle fondit sur lui, prenant garde à ce que l’atterrissage ne provoque pas d’éjection massive qui puisse être repérée. Seule une poignée de poussière et de roches en vrac s’élevèrent du sol. La plupart des débris restèrent dans le léger champ de gravité, suspendus au-dessus de la surface rugueuse pour un long moment avant de retomber.

Au-dessous, sur le planétoïde, se tenait un démantèlement de grande envergure. Dès que le transport eut touché le sol, des travailleurs en scaphandre commencèrent à le démanteler comme des fourmis s’en prenant à un scarabée mort.

Ce n’était pas du tout ce qu’elle s’attendait à trouver. « Il n’y a aucune chance que ça puisse être rentable pour une fraude à l’assur- »

Des lumières rouges se mirent à clignoter dans le cockpit. Une sirène d’alerte lança sa plainte. « Nous sommes pris pour cible », déclara Haddix. « Quelqu’un nous a vus. Confirmé, on a tiré. »

Yadav tendit le cou pour regarder en haut et en bas à travers le plexi. Rien à portée de vue, mais cela n’avait pas d’importance. Elle lança les propulseurs, sacrifiant la subtilité à la vitesse. Des particules de poussière et de glace soufflées par la puissance de la poussée furent propulsées hors de portée du champ gravitationnel de l’astéroïde. L’instant d’après, la roche en-dessous d’eux se fractura. Des fragments de l’astéroïde brisé crépitèrent sur leur coque.

L’explosion venait juste de les manquer. La prochaine, peut-être pas.

Haddix était trop gentleman pour lâcher un je vous l’avais bien dit.

À suivre…

 

Traduction : Starcitizen.fr par Heri et Kotrin, relecture par Hotaru et Aelanna.

Correction : Noug

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